LES AMOURS SUICIDAIRES DE MAXWELL BODENHEIM
En 1954, dans un clapier moisi du Greenwich Village de l’après prohibition, est retrouvé mort le couple calamiteux formé par le poète sexagénaire, Maxwell Bodenheim, et l’ex-journaliste de 35 ans, Ruth Fagin. Celle-ci sera la dernière muse de l’écrivain. Au cours de sa vie consacrée au gin et à la littérature, ce sont quatre adoratrices au total qui trouveront la mort par passion pour un poète qui, de l’avis général, ne méritait pas tant d’attention.
DE JOE GOULD À BODENHEIM
Greenwich Village, le quartier Bohème de New York dans les années 1930, est un endroit pauvre et excentrique. Excentrique dans le sens où il attire à lui une cohue de personnages fantoches, déjetés ou exclus par eux-mêmes du cercle formé par les individus moulés aux normes de la société américaine. Et pauvre dans le sens ou ces personnages viennent s’entasser dans des estaminets qui servent à la fois de débit de boissons et de salles de spectacle pour vendre une toile, tenter de faire jouer une pièce, fourguer un poème, se débarrasser d’une chanson ou faire la retape en attendant la reconnaissance publique. Bastion progressiste avant l’heure, tous se revendiquent artistes, tous se pensent à la tête de l’avant garde. Cette troupe se partage les lits de cambuses mal aérées et de pensions crasseuses et mène une vie itinérante faite d’instants sacrés et de misère noire.
Certains de ces locataires sont connus. L’écrivain Joseph Mitchell dans son livre Joe Gould’s Secret, publié en 1965, nous a dressé le portrait de l’un d’eux, peut-être le plus célèbre : l’écrivain Joseph Ferdinand Gould, un hobo aussi connu sous le nom de Professeur Mouette qui prétendait avoir traduit des poèmes d’Henry Longfellow dans la langue de cet oiseau.
La barbe buissonnante, le sommet de la tête dégarnie, Gould vagabondait dans le Village en racontant à ceux qui voulaient l’entendre qu’il était diplômé d’Harvard, qu’il était savant en eugénisme et qu’il avait autrefois mesuré la circonférence des crânes de cinq cents indiens Mandans dans le Dakota du Nord. S’il avait émigré à Greenwich Village c’était, affirmait-il, en raison de sa nature paresseuse et parce qu’il était un pur hooligan.
Son activité principale était l’écriture. Il harcela le Dial, un modeste journal littéraire, pour que celui-ci publie un de ses poèmes. L’éditeur, désespéré de s’en débarrasser, avait finalement accepté de publier Civilization, un poème qui affligea ses lecteurs. Aux autres journaux de New York, Gould envoie des vers minimalistes qui laissent les éditeurs perplexes.
« In the summer
I’m a nudist
In the winter
I’m a Buddhist. »
Les gueules de bois et la paresse proverbiale de Gould lui interdisaient tout ouvrage sérieux. Il est pourtant connu pour avoir entrepris ce qu’il considérait comme l’un des projets littéraires les plus ambitieux du XXe siècle. Un livre à demi chimérique : l’Histoire orale de nos jours. Entièrement sous forme de dialogue, le livre devait retranscrire sur plusieurs volumes les propos spontanés des habitants de Greenwich Village. L’ubiquité de Gould dans le quartier lui permettait de remplir des centaines de cahiers d’écoliers de potins et de conversations.
C’est par la promesse de ce projet fou que Gould s’invitait dans toutes les réunions de Greenwich Village. Véritable célébrité de la rue, on avait fini par tolérer dans les tavernes qu’il vide les verres abandonnés sur le comptoir. Dans sa cafétéria favorite, Hubert’s and Stewart’s, il était autorisé à entrer dans les cuisines. Il dissimulait sous un long manteau bleu des bouteilles de ketchup qu’il mélangeait plus tard à de l’eau pour faire de la soupe à la tomate. Il passait ensuite entre les tables, se présentant comme diplômé d’Harvard, classe de 1911, et apostrophait les clients : « en échange d’un verre de bière je récite un poème, je peux aussi débattre avec vous du sujet de votre choix ou bien préférez-vous que j’enlève mes chaussures et que j’imite la mouette ? », il retirait alors ses galoches et les chaussait sur ses mains, puis il battait des bras et faisait le tour des tables en imitant le cri de la mouette. Il traduisait ensuite gracieusement aux ignorants qui ne parlaient pas le langage de cet oiseau. Les jeunes filles lui embrassaient le front, ce qui portait chance. Son numéro fini, Gould se mettait en route vers un autre café. Dans la rue il ramassait les mégots pour les fumer, avec élégance, à l’aide d’un porte cigarette. Pour se tenir chaud la nuit, il rembourrait son célèbre manteau bleu de vieux journaux mais il mettait un point d’honneur à n’utiliser pour cela que le New York Times, par snobisme.
Totalement obsédé par son oeuvre, Gould s’était mis en tête de trouver des écrivains célèbres pour en faire la publicité. Un jour, apprenant que le jeune William Saroyan réside à Manhattan, il apparait devant l’hôtel Hampshire House et se présente au portier dans un costume rapiécé et empestant le poisson. Il demande à parler à l’écrivain en le présentant comme son disciple. Saroyan avait eu entre les mains le numéro du Dial dans lequel était paru le poème de Gould, il avait eu le malheur d’encenser le texte et de déclarer son admiration pour sa forme libre.
— Je veux lui demander de m’acheter quelques dents ! Gould ouvre alors une bouche pleine de dents cariées et d’emplacements vacants.
— Des dents ?! que voulez vous dire par des dents ? lui répond le portier.
— Je veux dire des dents de magasin, des fausses dents.
Le portier le rejeta à la rue.
L’oeuvre de Gould devait rester inconnue. De mauvaises langues affirmèrent même qu’il n’avait jamais écrit que quelques fragments sans queues ni têtes égarés dans des cafés ou sur des bancs publics.
Sa santé déclina, on le trouva confiné au Pilgrim State Hospital à Long Island. Il mourut le 18 aout 1957. Personne ne réclama le corps. Le Greenwich Village Lions Club accepta de prendre en charge les funérailles et l’enterrement fut suivit par 80 personnes dont le Prince Robert de Rohan Courtenay, un autre excentrique local.
Tous les troubadours de Greenwich Village n’avaient pas droits à tant d’honneurs. Trois ans auparavant avait été enterré dans la plus totale sécheresse le poète Maxwell Bodenheim, assassiné dans une chambre d’hotel glauque de la Troisième Avenue, et dont l’orbite nocive avait attirée à elle de nombreuses jeunes femmes, toutes brisées par l’admiration malsaine qu’elles vouaient à l’écrivain.
LE POÈTE À CHICAGO
Maxwell Bodenheim avait vu le jour en 1892 dans une famille pauvre de la petite ville d’Hermanville, Mississippi. Après trois années passées dans l’armée il rassembla ses maigres bagages et prit la route de Chicago en 1912 avec la ferme intention de devenir écrivain. L’éditrice Harriet Monroe y publiait un petit magazine, sobrement intitulé Poetry. Dans son bureau se bousculaient les aspirants littérateurs. Bodenheim s’y présenta. Il était maigre, les yeux vert pâles, les cheveux d’un blond lumineux. Ses mains étaient lisses comme celles d’un enfant et son écriture toute en rondeurs. Harriet Monroe publia quelques-uns de ses poèmes et le jeune homme, aux airs angéliques, se fit vite une arrogante et séduisante réputation.
Son style, apparenté plus tard – dans une très moindre mesure – au mouvement imagiste initié par Ezra Pound, passait surtout pour celui d’un parfait lunatique. L’attitude désordonnée de Bodenheim n’était pas pour contredire ce diagnostic. Nerveux et emporté, il s’exprimait en faisant racler ses dents dans sa bouche, et son pied battait frénétiquement le sol quand il restait trop longtemps inactif.
À ce caractère particulier s’ajoutait le gout de Bodenheim pour la mystification et la provocation. Un jour, on le voit apparaitre grimé en fakir dans les bureaux d’un journal de Chicago dans lequel il obtient une interview. Saoul, il tombe de sa chaise, son turban se défait et révèle sa chevelure blonde. Il se précipite alors dans la rue, une foule de journalistes à ses trousses, et échappe de peu au lynchage. De la même façon il se fait une réputation dans le milieu littéraire par ses scandales, en invectivant en public les littérateurs à la mode et en signant diverses lettres calomnieuses.
Cependant la ville de Chicago ne connait encore de lui que ses frasques et son gout prononcé pour le gin. Bodenheim est sans-le-sou et se désespère que ses textes restent dans l’ombre.
En 1917 il se lie d’amitié avec le journaliste juif Ben Hecht, qui partage son attrait pour la farce, mais dont l’esprit pratique et calculateur est plus disposé à établir leur fortune commune. L’association sera brève et chaotique, semée d’anecdotes bouffonnes. Comme cette fois, au Dill Pickle Club de Chicago, où Bodenheim et Hecht font irruption lors d’un spectacle de phrénologie. Bodenheim s’invite alors sur scène et apostrophe le public en plaçant ses mains sur le crâne du charlatan, décontenancé et tentant, tant bien que mal, de préserver son personnage : « Observez-le mes amis, ce banquiste, cette fraude vivante ! Notez la mâchoire fuyante, le regard malicieux, les oreilles en pointes. N’est-ce pas là le type même du parfait idiot ?! »
Un an plus tard Bodenheim et Hecht firent paraitre ensemble un journal littéraire, le Chicago Literary Times, dans lequel furent publiés des textes de Theodore Dreiser et de Sherwood Anderson, et qui ne trouva pas son public. Leur relation se dégrada jusqu’au jour où Bodenheim fit lui-même les frais du caractère goguenard de son complice. Emergeant d’une nuit de beuverie et se trouvant sans argent, il écrivit à Hecht afin de lui demander 10 dollars. Hecht, qui avait pris des vacances au bord du lac Michigan ne perdit pas de temps pour lui envoyer une enveloppe en recommandé : « Cher Max : je suis toujours disposé à te venir en aide. Voici les dix dollars que tu m’as demandé. Ben. »
Mais Bodenheim eut beau retourner l’enveloppe dans tous les sens, il n’y avait pas l’ombre d’un billet. Hecht avait simplement joint un trombone à sa note. Cette petite farce humiliante signa le début des hostilités. Durant des années, lui et Hecht se livreront une virulente bataille intellectuelle. Bohenheim sera l’antihéros ridicule du Count Bruga de Hecht, paru en 1926, tandis que Hecht et sa femme seront caricaturés dans Duke Herring, un roman féroce que Bodenheim fit paraitre en 1931.
En dépit de ses rivalités avec les rimailleurs des petits papiers littéraires de Chicago, l’image sulfureuse du poète fait son chemin. Bodenheim plait aux femmes et l’éditrice Harriet Monroe ne perd jamais l’occasion pour l’inviter à des lectures publiques. Cependant, si l’écrivain manque de constance avec ses conquêtes féminines, il est tout à fait dévoué à sa muse et à l’alcool de baignoire.
Un jour qu’il est invité à lire ses poésies au Schlegel, un restaurant allemand fameux pour ses strudels aux pommes, il se réveille en retard d’une heure sur l’horaire et se précipite dans la rue où il hèle un taxi. Encore ivre de la veille, il donne une direction confuse au chauffeur et s’écroule dans son siège. Quand il ouvre les yeux, il croit apercevoir l’entrée du restaurant. Il jette une pièce au chauffeur et s’engage précipitamment à l’intérieur. Seulement, il ne s’agit pas du Schlegel, et Bodenheim surgit au milieu d’un comité de bouchers qui attendent précisément la venue d’un responsable du département agricole. Il s’installe rapidement sur une chaise, s’excuse de son retard et, en sortant de sa poche une feuille de papier froissée, il commence : « Je vais maintenant vous lire un poème intitulé Amour. »
Pendant ce temps, toute l’avant-garde réunie au Schlegel attend l’arrivée du poète, la coupe à la main. Au McReady’s Inn, Bodenheim, réalisant son erreur, n’arrive pas à se faire entendre des bouchers qui lèvent leurs verres en lui tapant dans le dos. Ils l’ont pris pour un comique envoyé pour les distraire. Une pinte est posée devant lui. Bodenheim hausse les épaules et lève son verre à son tour. Harriet Monroe attendra toute la nuit son poète.
LES MÉNADES SUICIDÉES
C’est en 1918 que Maxwell Bodenheim s’installe dans Greenwich Village avec sa femme Minna Schein. Ils viennent de se marier et le poète a fait publier pour elle un recueil de vers, Minna and Myself. Rapidement, il établit sa scandaleuse réputation dans le quartier bohème. Très prolifique, il fait paraitre quelques romans jugés immoraux à l’époque. Sa prose est saturée de références licencieuses. Dans Replenishing Jessica, publié en 1925, Jessica est une jeune fille pour qui garder les jambes croisées était une impossibilité structurelle. Bodenheim n’avait pas inventé le personnage. Jessica était la fille d’un homme d’affaires qu’il semblait avoir personnellement connu. L’ouvrage fut attaqué pour obscénité. Bodenheim put éviter les poursuites en prouvant qu’il n’avait pas touché de royalties sur le livre.
Devait suivre la parution d’une série de titres, considérés comme torrides : Naked on Roller Skates, Crazy Man, Georgie May. Aucun de ces romans ne fut un chef-d’oeuvre. Aucun ne devait survivre à Bodenheim. S’ils connaissaient un petit succès dans les années vingt, ils ne permettaient pas au poète de manger à sa faim. L’argent était dépensé dans des souleries au gin et des coquetteries de dandy. Bodenheim arpentait les trottoirs du Village dans une cape noire, une longue pipe à la bouche à laquelle il avait enroulé un ruban bleu. Il se fit connaitre des marginaux du quartier et, avec arrogance, il leur signifia qu’il était leur prince.
Toute cette parade tapageuse ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de nombreuses femmes. Le mariage avec Minna n’était pas heureux et Bodenheim ne se refusait aucun écart. C’étaient des étudiantes désargentées, des jeunes filles de bonne famille qui avaient fui la maison, des poétesses sans talent ou des soulardes de passage. Il semble cependant que Bodenheim n’y montrait pas un grand enthousiasme. La mauvaise poésie seule trouvait grâce aux yeux de l’écrivain.
L’hécatombe débuta par la séduisante Virginia Drew, dont le corps fut repêché dans l’Hudson River une nuit d’été de l’année 1928.
Elle avait 24 ans et s’était mise en tête de composer quelques vers. Elle était venue trouver Bodenheim dans l’hôtel qu’il occupait et lui avait présenté une petite boîte pleine de poèmes.
L’écrivain en lût quelques uns et conclu qu’il s’agissait de conneries sentimentales sans intérêt.
Virginia devint hystérique, déchira son chemisier puis s’attaqua aux draps du lit avant de se rouler sur le plancher. Afin d’éviter un scandale immédiat, Bodenheim la cajola et, au petit matin, la raccompagna au métro. Il lui conseilla gentiment d’oublier la poésie en lui remettant entre les mains sa boîte de poèmes et la jeune fille disparut.
Pendant trois jours elle ne donna plus signe de vie. La famille s’inquiéta. Le père de Virginia se présenta à la réception de l’hôtel afin d’interroger l’écrivain. Il était sorti depuis une heure. Quand il revint, le réceptionniste l’informa de la visite. Bodenheim s’imagina être poursuivi par un père furieux de la liaison qu’il entretenait avec sa fille. Il devint pâle, monta en vitesse dans sa chambre, mit sous son bras sa machine à écrire et fourgua ses livres dans une malle. Il régla rapidement la note et quitta les lieux.
Quand on trouva le corps de Virginia dans les eaux boueuses de l’Hudson River, six jours après sa visite au poète, on se mit à chercher Bodenheim dans tout New York. Des détectives retrouvèrent sa trace à la sortie d’une salle de bal en compagnie d’une hôtesse à qui il parlait poésie. Les journalistes se précipitèrent sur les lieux.
Ce fut alors une scène digne du boulevard. Une voiture arriva avec, à son bord, le Dr Loeb. Il pensait trouver sa propre fille disparue en compagnie de Bodenheim. Gladys Loeb, 18 ans, avait été aperçue quelques mois auparavant en compagnie de Bodenheim à Provincetown. Le poète évita une fois de plus le lynchage. Il affirma ne pas savoir ou se trouvait Gladys Loeb. Quant à Virginia Drew, il se désola que sa petite protégée littéraire, ait pu commettre le suicide.
Il fut en effet prouvé que Virginia Drew s’était jetée dans l’Hudson River parce que Bodenheim avait ridiculisé son ambition littéraire. La jeune Gladys Loeb fut retrouvée vivante mais fut sauvée in extremis de sa passion pour le poète. Quand la police entra dans la cuisine du petit appartement sur Mac Dougall Street dans lequel elle avait trouvé refuge, Gladys avait la tête dans le four et serrait contre sa poitrine l’autographe de Bodenheim.
Quelque temps plus tard, la danseuse exotique Aimée Cortez devait être moins chanceuse. On la trouva morte dans son appartement de Greenwich Village, suffoquée par le gaz. Elle tenait contre elle une photographie de Bodenheim.
Si Bodenheim exerçait une fascination fatale à ses admiratrices c’est en revanche à une sorte de malédiction qu’il fallut attribuer la mort de la jeune Dorothy Lear. Alors qu’elle allait rendre visite au poète, sa voiture de métro dérailla et elle fut tuée sur le coup. Dans sa poche on trouva des lettres passionnées écrites par Bodenheim.
À la fin des années vingt, la réputation d’écrivain sulfureux de Maxwell Bodenheim prend fin. L’inquiétante aura de l’homme a prit la place sur les talents déjà minces du poète. En 1935, lui et une bande d’écrivains affamés organisent une marche publique afin de réunir des fonds. En 1938, Minna le quitte et emmène avec elle leur unique enfant, Solbert. Il se retrouve sans domicile, dort sur des bancs publics et vit de mendicité, jusqu’à ce qu’il rencontre la veuve Grace Fawcett Finan. C’est une femme usée, diabétique et sans grande fortune. Ils emménagent dans le Bronx. Bodenheim disparait alors de la scène littéraire et passe une dizaine d’années à faire réimprimer ses anciens livres. Grace Fawcett Finan meurt en 1950. Bodenheim, ne sachant quoi faire, laisse de nouveau ses pas le diriger vers Greenwich Village.
C’est dans ce quartier, témoin de sa gloire et de sa chute, que l’attend la dernière femme de sa vie. À cette époque, une jolie brune, Ruth Fagin, vient d’abonner ses études à l’université du Michigan. C’est une jeune fille intelligente, douce d’apparence mais, en substance, d’un tempérament de feu. Elle a passé quelque temps dans une institut psychiatrique après avoir incendié l’appartement de ses parents. Dans Greenwich Village, on la connait en tant que journaliste amateur. On dit également qu’elle est en procès avec un éditeur véreux.
Quand l’ombre célèbre de Bodenheim fait son apparition dans le quartier, c’est celle d’une épave minée par l’alcool et les anciens scandales. Il est vu à dormir dans la rue et à marchander ses poèmes dans les cafés. Ce sont en général des compositions sans éclats, griffonnées sur des bouts de papier jaunes. Quand il en tire quelques sous ceux-ci lui servent à se fournir en gin. Il s’était rendu à l’évidence : en 1950 il n’était plus le Bodenheim des années trente. Il ne se faisait plus d’illusions sur sa carrière littéraire et les admiratrices ne se bousculaient plus pour sa belle apparence. Par moments, cependant, il se souvenait avoir été le diable aux cheveux rouges du quartier bohème pour qui trois jeunes filles avaient trouvé la mort. Cette distinction homicide était tout ce qu’il lui restait de son passé à Greenwich Village.
Puis il rencontra Ruth. Et la saga amoureuse de Maxwell Bodenheim s’acheva en une pathétique apothéose.
LES AMANTS TERRIBLES
Bodenheim et Ruth s’étaient rencontrés à la cafétéria Waldorf où le poète donnait parfois des lectures en échange d’un coup à boire. Elle lui avait donné sa dernière pièce et s’était excusée d’être fauchée. Il avait pris la pièce, lui avait récité le poème et était sorti sans demander son reste. Elle fit alors ce qui devait unir ces deux-là dans les faits divers ; elle le rattrapa.
C’était le 22 avril 1951. Ruth avait 31 ans, Bodenheim en avait 59.
Le matin suivant, le prince déchu et la jeune fille furent aperçus ensemble, sous le même parapluie, au coin d’un café. Encore deux jours plus tard et Bodenheim, rasé de prés, annonçait son mariage avec Ruth Fagin.
Ils prirent une chambre au Colborne Hotel dans le Village et il ne fallut pas longtemps pour que Ruth suive le poète dans ses pratiques dissolues. Leurs incessantes beuveries se terminaient en violentes disputes et Ruth était souvent aperçue dans le quartier dissimulant mal un oeil au beurre noir ou une bosse à son front. Quant à Bodenheim, il passait entre les tables de la cafétéria Waldorf en portant une griffure sur la joue ou une estafilade au bras.
La misère n’épargnait pas le couple. Bodenheim s’était confectionné une pancarte sur laquelle il avait écrit je suis aveugle, et faisait la manche à l’angle de la Troisième Avenue. Ruth n’apparaissait plus que dans un long manteau élimé et avait renoncé à ses activités de journalisme. Le jour ou Bodenheim reçut les royalties d’une réimpression, ils prirent un petit appartement au 5ème étage du 165 Bleecker Street. Ruth trouva un emploi dans une librairie et Bodenheim se mit à l’écriture d’un nouveau roman dont il jeta le manuscrit par la fenêtre après en avoir rédigé les trois quarts.
L’appartement de Bleecker Street fut le théâtre de nombreuses scènes de bastringue. Un jour, le couple avait organisé une fête ou la mère de Ruth avait été conviée. S’étant eux-mêmes retrouvés sans clé devant la porte de l’appartement, les deux amoureux avaient cassé une fenêtre pour pouvoir entrer. Quand la mère de Ruth se présenta, Bodenheim vint lui ouvrir, les mains recouvertes de bandages. Il y avait dans l’appartement quelques musiciens et écrivains en herbe de Greenwich Village. Le ton monta rapidement entre les invités, la mère de Ruth et Bodenheim. Des verres volèrent dans le salon. Bodenheim se saisit d’un carton plein de livres d’occasion et le jeta sur Mme Fagin. En quelques minutes, le sol fut recouvert de bouteilles brisées et de bière.
Quelques jours plus tard, Ruth fut mise à la porte de son emploi et le couple chassé de l’appartement. L’éviction se fit dans le chaos le plus total. Une foule de badauds s’était réunie sous les fenêtres pour observer la scène. L’événement fut raconté en détail dans les journaux locaux.
Maxwell Bodenheim et Ruth Fagin prirent alors Manathan pour oreiller. Ils dormaient dans les parcs de la ville, se nourrissaient de restes et vidaient les fonds de bouteilles des restaurants. Dans le quartier on ne comprenait pas ce que Ruth trouvait au vieil homme. Elle était encore jolie et quelques uns des garçons de Greenwich Village regardaient le couple d’un mauvais oeil. Bodenheim, à son habitude, s’était attiré beaucoup de jalousie et d’inimité, surtout de la part d’un jeune toxicomane, Harold Weinberg.
Weinberg avait 25 ans. C’était un garçon au visage harmonieux et au regard fou. Après plusieurs séjours en clinique psychiatrique, il s’était trouvé un emploi de plongeur dans un restaurant de Manhattan. Il connaissait Ruth et avait déjà été témoin des multiples disputes du couple et des éternelles réconciliations qui s’ensuivaient. Il considérait comme un gâchis le fait que cette séduisante brune puisse trouver du charme à un ivrogne aux cheveux grisonnants.
Un après-midi, Bodenheim trouve Ruth attablée à une table du Waldorf en compagnie de Weinberg. Fou de jalousie, il se saisit d’un couteau sur la table et se jette sur le jeune homme tandis que Ruth tente de le repousser.
— Je vais te tuer Weinberg ! Laisse ma femme tranquille !
— Max, j’essayai de lui vendre une copie de ton livre, expliqua Ruth.
Bodenheim la repoussa et lui cracha au visage.
— Petite trainée, je te hais !
Le lendemain, Bodenheim tenait Ruth par la taille et elle lui déclamait tout son amour.
Quelques jours plus tard, Ruth croisait de nouveau Weinberg et menaçait de le dénoncer à la brigade des stupéfiants. Weinberg fit profil bas et proposa à Ruth d’héberger le couple le temps qu’il se remette à flot.
Le 7 février 1954, Bodenheim et Ruth partagent la chambre, à 85 cents la nuit, de Weinberg. L’hôtel est un misérable taudis sur Bowery. Weinberg a converti sa maigre paye en une bouteille de whisky. En début de soirée, lui et Bodenheim ont déjà eu une rixe. Le poète a reçu un coup de couteau sur le bras, donné par le jeune névrosé. La blessure est superficielle et Bodenheim, ivre, s’est endormi sur le sol.
Profitant de l’avantage, Weinberg se jette sur Ruth qui est étendue sur le petit lit, au pied duquel ronfle Bodenheim. L’écrivain se réveille en furie et saisit un livre dans la poche de son manteau, The Sea Around Us de Rachel Carson, avec lequel il frappe Weinberg à plusieurs reprises. Weinberg met la main sous le matelas, en sort un revolver, fait feu et atteint Bodenheim en pleine poitrine. Ruth, enragée, bondit sur lui et lui plante ses ongles dans le visage. Il la repousse et, récupérant un couteau sur le sol, la poignarde à plusieurs reprises.
Quand, quelques jours plus tard, le garçon de l’hôtel vient réclamer le loyer, il trouve le corps de Bodenheim étendu sur le sol, au milieu des frusques et des boîtes de conserve. Près de lui, sans vie, Ruth est couchée sur un matelas imbibé de sang.
Ainsi prirent fin les amours désastreuses de Maxwell Bodenheim et de Ruth Fagin.
Harold Weinbeg fut arrêté. À la cour il déclara : « Je devrais recevoir une médaille, j’ai tué deux rats communistes ». Il fut envoyé en institut psychiatrique. On ne sut jamais dans le détail ce qui était arrivé dans la chambre d’hôtel. On suspecta que Ruth Fagin se livrait à la prostitution, et qu’elle était en plein commerce au moment ou Bodenheim avait émergé de son ivresse. Peut-être que le poète faisait semblant de ne rien savoir sur les moeurs de sa femme, peut-être ne savait il vraiment rien, comme l’affirmait ironiquement la pancarte retrouvée dans un coin de l’appartement : je suis aveugle.
Personne ne fut présent pour pleurer sur la dépouille de Ruth Fagin. La jeune femme fut incinérée dans la plus complète indifférence.
Maxwell Bodenheim, le dernier véritable bohème de Greenwich Village, eut droit à des funérailles qu’avaient permis de financer quelques artistes locaux. Quand Hecht apprit la mort de son ancien collaborateur, il envoya 50 dollars par la poste. Cette fois, l’argent était bien dans l’enveloppe.